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Identité et reconnaissance

30 janvier 2014

Peut-on dire que toute identité sociale est tributaire de processus de reconnaissance ?

Quentin Dittrich-Lagadec, "Peut-on dire que toute identité sociale est tributaire de processus de reconnaissance ?" (2013) http://diatothaumazein.canalblog.com/



 

Il semble possible de définir l'identité sociale à partir des propriétés singularisantes de l'individu, non pas seulement celles qui le caractérisent comme membre d'un genre, mais celles qui le distinguent au milieu de ses semblables, permettant ainsi de le désigner et de l'isoler. C'est relativement à des entités qui lui sont proches que l'individu concerné se démarque par son identité propre. Ainsi, avoir une identité, c'est en ce sens être susceptible de faire l'objet d'une identification. Une telle opération nécessite une certaine faculté cognitive de jugement de reconnaissance de la part d'un agent extérieur. Ce dernier doit être à même, non seulement d'élaborer des classifications de manières à rassembler les entités considérées en sous-classes, en faisant abstractions de leurs particularités, mais également de repérer ces particularités qui font de chaque individu un être à part.

Si la reconnaissance procède en ce premier sens d'une compétence d'identification, alors il semble que ce soit l'identité qui rende possible la reconnaissance et non l'inverse. Les qualités reconnues – celles à partir desquelles l'agent peut être identifié – précèdent le jugement qui les reconnaît et classe leur porteur en fonction d'elles. La reconnaissance n'expliquerait pas la genèse de l'identité, elle ne serait jamais qu'un point de vue sur elle. L'individu apparaît toujours engagé dans un monde social pour ainsi dire « déjà-là », qui le précède, le dépasse et le surplombe. Il est pris dans un tissu complexe de relations sociales qui orientent sa conduite et sa pensée, structurant ainsi sa personnalité. L'identité personnelle du sujet social ne semble donc pas a priori dépendante de processus de reconnaissance. Certes, l'identité comme mêmeté implique la saisie extérieure de l'individu comme une unité qui se maintient à travers le temps et l'espace avec ses qualités propres. Mais cette unité ne se résume pas à la somme des points de vue portés sur elle. Elle résulte plutôt de l'incorporation des normes, valeurs et pratiques héritées des différents mondes sociaux dans lesquels l'individu évolue. Cette unité doit se ressaisir ensuite elle-même comme telle : l'identité est en effet également ipséité, c'est-à-dire le sentiment même d'être soi. L'identité sociale ne peut résider seulement dans l'être-pour-autrui, dans la reconnaissance de soi par l'autre, c'est également un rapport à soi.

À quelles conditions une telle saisie de soi par soi est-elle possible ? Dans quelle mesure ne s'agit-il pas là d'une forme spécifique de reconnaissance ? Et dans quelle mesure peut-on ainsi dire que l'individu, loin de ne rencontrer dans le monde social qu'une matrice structurante à laquelle il est sommé de se conformer, est à même d'y trouver les moyens d'objectiver sa propre identité pour mieux la conforter et s'affirmer lui-même ? Ainsi les relations sociales ne se résumeraient ni à des procédures d'identification superficielle, ni à des mécanismes déterminants et structurant, mais pourraient être conçues comme des rapport de confirmation mutuelle de chacun dans son identité. Il s'agira d'abord d'évaluer dans quelle mesure l'identité sociale de l'individu est constituée par le jugement porté sur lui par d'autres agents sociaux ; toutefois, la construction des composantes de cette identité dépend moins de procédures de reconnaissance externe que d'une incorporation par l'individu de modes d'agir et de penser ; enfin, l'individu n'apparaît pas complètement passif dans la construction de son identité, c'est au contraire dans un processus intersubjectif d'affirmation et de reconnaissance mutuelle que se constituent les identités sociales.

 

L'identité sociale dépend de la reconnaissance de l'individu par les autres agents sociaux ; la reconnaissance repose ici sur une compétence d'identification externe. Constituée par le jugement porté par autrui, l'identité sociale de la personne détermine les relations qu'elle entretient dans le cadre des activités collectives auxquelles elle prend part.

 

L'identité sociale d'un individu est le résultat d'une synthèse d'identification accomplie par d'autres agents sociaux. Par synthèse d'identification, on entend la formation d'une représentation de la personne à partir de ses diverses qualités perçues par celui qui effectue le jugement. L'attention tend à se porter sur des qualités qui ont déjà été perçues par le passé. Re-connaître, en ce sens, c'est retrouver du connu dans le non-connu. Je reconnais quelqu'un dès lors que certaines de ses qualités sont pour moi familières : je puis la référer à des catégories préexistantes dans ma pensée et donc la rattacher à d'autres personnes auxquelles j'ai pu avoir affaire. À partir de ces signes extérieurs, accessibles aisément, je puis désigner la personne et la situer par rapport à d'autres individus, selon qu'ils partagent ou non les mêmes caractéristiques. L'apparence extérieure de la personne, son style vestimentaire, ses manières d'être et de parler sont autant d'éléments disponibles permettant de la désigner et de la situer au sein d'une représentation schématique du monde social. C'est en ce sens que Émile Durkheim, dans Les règles de la méthode sociologique, déclare que « nous nous représentons les aspects les plus généraux de l'existence collective en gros et par à peu près, et ce sont précisément ces représentations schématiques et sommaires qui constituent ces prénotions dont nous nous servons pour les usages courants de la vie »1. La formation de l'identité sociale repose ainsi sur des stéréotypes, ce que Durkheim appelle des « prénotions », qui ont une utilité pratique afin de se repérer dans le monde social et de rapidement savoir à quel type de personne nous avons affaire, de quel milieu vient-elle, quelle réaction devons-nous adopter face à elle. Ces biais ou raccourcis cognitifs peuvent néanmoins donner lieu à des formes de reconnaissance négative, telles que les préjugés de classes ou le racisme ordinaire. L'individu jugé ou plutôt préjugé se trouve réduit à une de ses caractéristiques, à laquelle peuvent être associées des qualifications dépréciatives. Loïc Wacquant montre ainsi, dans son ouvrage Les parias urbains, que les individus réunissant les caractéristiques suivantes : jeunes, hommes, issus de banlieues défavorisées et de l'immigration récente, se voient presque systématiquement associés à l'image du « voyou » ou du « délinquant » et font ainsi l'objet d'une méfiance immédiate2. Le héros du roman de Maupassant Bel-Ami, Georges Duroy, s'efforce justement d'échapper à ce genre de préjugés en modifiant son nom de famille et sa manière de parler, de façon à ne pas être identifié comme « provincial », « campagnard », « homme du peuple », mais justement être reconnu comme faisant partie de la bonne société parisienne.

Le jugement de reconnaissance comme identification comporte donc en même temps une estimation. Les classifications des individus à partir des qualités perçues ne sont pas axiologiquement neutres : ce sont en même des temps des procédures de stratifications. Pierre Bourdieu rappelle d'ailleurs à juste titre que le terme grec κατηγορία, qui a donné en français catégorie, renvoyait aussi bien à la prédication qu'à l'acte d'accusation publique3 Reconnaître une identité à quelqu'un, c'est en même temps lui attribuer une place dans la société, lui assigner une position relative aux autres acteurs, en fonction des groupes dont il dépend (famille, cercles d'amis, relations professionnelles, voisinage...) : le jugement d'identification classe les individus selon un ordre hiérarchique ; en même temps qu'elle définit l'individu, la synthèse d'identification lui attribue un statut social respectable ou au contraire dégradant. Max Weber considère en ce sens que les hiérarchies sociales sont relativement indépendantes des déterminations objectives de type économique et dépendent plutôt du prestige, de l'honneur reconnus aux acteurs sociaux. Il distingue ainsi le statut de la classe : si l'appartenance de classe est définie en fonction du niveau de revenu et du rapport à la propriété, le statut désigne plutôt les valeurs attachées à la personne, le système de droits et d'obligations qui lui sont socialement reconnus. Si l'identité sociale comprend des caractères personnels définissant l'individu aux yeux de ses pairs, le statut correspond en quelque sorte à la dimension relationnelle et fonctionnelle de l'identité : le statut définit le rôle que l'individu doit jouer dans la société. Pour maintenir son statut, et donc se voir reconnaître certains avantages symboliques ou matériels, l'individu doit se conformer à certains devoirs. En effet, comme le dit Weber, « un style de vie spécifique est attendu de la part de tout ceux qui souhaitent relever d'un statut »4 : on pense au cas des nobles sous l'Ancien Régime qui, pour conserver leurs privilèges, devaient continuer à mener une vie jugée digne d'un aristocrate et apparaître à leurs pairs comme tels, notamment en refusant les emplois réservés aux roturiers. La conservation des titres permettait non seulement de bénéficier d'avantages matériels non négligeables, mais elle garantissait surtout la reconnaissance d'un grand prestige de la part des autres membres de la société. Un statut peut ainsi être recherché afin de se voir attribuer une identité valorisée, c'est-à-dire de voir sa personnalité associée systématiquement à certaines qualités jugées socialement positives. Au contraire, certains statuts peuvent faire l'objet de répulsion, car ils contribuent à définir des identités de rang inférieur. Robert Castel, dans Les métamorphoses de la question sociale, a ainsi montré qu'au moins jusqu'à la fin du XIXe siècle, le statut de salarié était jugé indigne. Alors qu'à l'époque actuelle, marquée par la précarité de l'emploi et le chômage de masse, le contrat de travail à durée indéterminé constitue une forme d'emploi très recherchée, pendant de nombreux siècles, les travailleurs tentaient d'échapper au salariat, considéré comme dégradant, conservant un idéal de l'artisan indépendant, rendu ponctuellement accessible grâce à la préservation des savoirs-faire et des liens avec la terre. Accepter de se salarier, c'était en quelque sorte admettre de se s'assujettir à un patron et ainsi de se voir reconnaître une identité inférieure. Le patronat fût d'ailleurs en quelque sorte contraint de mettre en œuvre les premières formes d'assurances sociales afin de fidéliser un main-d'œuvre réticente ; il s'agissait bien de rendre attractif le salariat, en associant ce statut à des avantages matériels supposés compenser ses inconvénients symboliques, celui-ci participant à la définition d'une identité sociale inférieure.

Par ailleurs, cette identité en quelque sorte imposée à l'individu par une reconnaissance externe a une conséquence sur les relations qu'il noue avec les autres agents sociaux. L'identité sociale constitue une image de l'individu partagée entre les acteurs, aisément accessible et mobilisable lorsqu'ils sont confronté à lui. Cette représentation stéréotypique de l'individu crée chez eux des attentes : ils anticipent ses réactions et adoptent des conduites déterminées à son égard. Les catégories élaborées collectivement afin de classer les individus et qui permettent de leur attribuer une identité en fonction de leurs caractéristiques ont en ce sens une utilité pratique : elles permettent d'instaurer une « routine des rapports sociaux » comme le dit Erving Goffman5. Ainsi, certaines qualités systématiquement associées à des préjugés négatifs donneront lieu à des réactions de rejet. Goffman qualifie de « stigmates » les attributs jetant un discrédit profond sur leur possesseurs, les pénalisant fortement dans leurs relations sociales. Le stigmate correspond à une divergence par rapport à une norme communément admise, à ce que la classification partagée dans une société donnée établit comme les qualités valorisées que tout membre de la collectivité doit posséder dans son identité. Les stigmates les plus pénalisants sont ceux associés à un attribut corporel duquel l'individu ne peut se départir, comme la couleur de peau ou le handicap physique. Si c'est dans le jugement des acteurs sociaux que l'attribut est érigé en stigmate, on constate que les traits qui participent à la définition de l'identité préexistent aux jugements : le jugement produit une représentation de l'attribut, mais ce dernier existe indépendamment de la reconnaissance dont il fait l'objet. En outre, l'individu n'est pas dans une attitude d'acceptation purement passive de son stigmate. Goffman montre ainsi que les personnes stigmatisées élaborent des stratégies pour compenser leurs handicaps sociaux, en cherchant à masquer leur stigmate, à s'associer de manière à résister collectivement aux discriminations dont ils peuvent faire l'objet ou encore à tenter de modifier l'estimation de leurs attributs, afin de retourner le stigmate en qualité. Ils ont ainsi la possibilité de participer activement à la définition de leur identité sociale. Mais de telles stratégies ne sont rendues possibles qu'à conditions que l'individu lui-même ait conscience de son stigmate et plus largement de son identité. C'est en ce sens que Goffman considère que l'individu stigmatisé effectue un « parcours moral »6 : au cours de sa socialisation, il intériorise les normes du groupe au sein duquel il évolue, c'est-à-dire le schème interprétatif catégorisant les individus, il apprend à reconnaître le stigmate. Puis, il prend conscience qu'il est lui-même porteur de ce stigmate. L'identité n'est pas simplement imposée de l'extérieur, elle est vécue en première personne par l'individu ; une identité sociale dévalorisée peut ainsi être la cause de souffrances psychiques ; l'individu expérimente la violence symbolique infligée par le jugement d'autrui au travers de sentiments de honte ou de mésestime de soi.

Il semble en ce sens qu'une reconnaissance externe de l'individu ne donne lieu qu'à une identité appauvrie. Saisie en fonction de schèmes qui lui sont étrangers, à partir de propriétés superficielles, la personne est en quelque sorte niée dans sa particularité. D'autant qu'on constate une variabilité des schèmes classificatoires en fonction des cercles sociaux : l'identité sociale se réduirait à une série de rôles sociaux, elle serait en ce sens dépourvue d'unité, ce qui semble contradictoire avec la définition même de l'identité. En réduisant l'identité sociale à l'identité perçue par autrui, ne néglige-t-on pas l'expérience vécue en propre de l'identité par son porteur ? En outre, quel que soit le point de vue adopté, en réduisant l'identité sociale au produit d'un jugement de reconnaissance, ne s'enferme-t-on pas dans une posture idéaliste, oublieuse de la dimension objective de l'identité ? Les propriétés en fonction desquelles elle est définie n'ont-elles pas en effet une existence indépendante de la perspective qui les appréhende ? Cette dernière n'est-elle pas elle-même conditionnée ou du moins orientée par des structures qui la dépassent ?

 

Les qualités identifiées par le jugement d'identification ne dépendent pas a priori de procédures de reconnaissance, mais d'une incorporation de normes et de pratiques par l'individu. L'identité sociale de l'individu procèderait ainsi plutôt de son appartenance à des groupes et de sa sujétion à des institution que d'une reconnaissance externe.

 

Il convient d'abord de noter que les classifications à partir desquelles les individus sont identifiés, reconnus en fonction de leurs propriétés génériques, ne sont jamais purement subjectives. L'individu ne juge pas seul. Et si ces catégories sont bien partagées entre une pluralité d'individus au sein de cercles sociaux déterminés, ce n'est pas en vertu d'une convention délibérée, d'un accord volontaire. Il y a une production sociale du jugement : les schèmes sont certes structurant pour les identités individuelles, mais ils sont eux-mêmes structurés au niveau des entités collectives (communautés, associations, institutions...). C'est notamment pourquoi Frédéric Lordon critique le « tournant herméneutique et pragmatique en sciences sociales »7 : selon l'approche herméneutique, l'étude de la société repose sur l'interprétation du sens que les individus donnent à leurs activités, les croyances et valeurs qu'ils mobilisent pour justifier leurs décisions. Le pragmatisme sociologique porte sur les différentes logiques d'action déployées en contexte, les conflits entre ces logiques et les résolutions conventionnelles auxquelles parviennent les individus pour les résoudre. Selon Lordon, ces démarches compréhensives, qui mettent l'accent sur le point de vue des acteurs sociaux, négligent le fait que le jugement de ces derniers a lui-même été causé. Les schèmes classificatoires mobilisés par les acteurs dépendent des normes des groupes dont ils font partie et des structures sociales qui s'imposent à eux. Il s'agit, pour reprendre l'expression de Durkheim, de « faits sociaux », caractérisés par leur extériorité et leur aspect contraignant8 : le fait social mène une existence distincte des membres qui la composent, se perpétuant ainsi à travers le temps indépendamment de chacun d'eux, et s'impose à eux, en orientant de manière décisive leurs conduites et leurs jugements. À cette définition échappe en revanche la dimension proprement politique de l'institution : celle-ci correspond toujours à la cristallisation d'un rapport de force entre des puissances à un moment donné et en même temps à une forme d'agrégation de ces puissances, qui lui confère son pouvoir d'affecter ses membres. Si l'on suit l'analyse spinoziste revendiquée par Lordon, cette puissance propre de l'institution n'est pas véritablement extérieure à la puissance des ses membres. Cette identité de la puissance n'est pas contradictoire avec l'extériorité formelle soulignée par Durkheim : la puissance de l'institution est celle du collectif, et non pas celle de chaque individu en particulier, d'où ce double rapport : identité entre la puissance de la multitude et celle de l'institution, extériorité de la puissance de l'institution par rapport aux individus eux-mêmes, capable de causer des effets en eux, de déterminer leurs actions et leurs pensées. En ce sens, les schèmes classificatoires au travers desquels s'effectue la reconnaissance s'imposent aux individus ; le jugement d'identification est déterminé par des conditionnements sociaux antérieurs à son effectuation.

La reconnaissance de l'identité est donc socialement déterminée par des structures qui dépassent les simples jugements individuels et elle ne s'opère jamais du point de vue d'un hypothétique spectateur impartial qui élaborerait des catégorisations universellement admissibles. Tous les jugements, toutes les classifications, ne se valent pas. Un acte de reconnaissance n'acquiert une efficacité sociale, autrement dit n'est admis comme valide par les membres du corps social, qu'à condition d'être émis dans des circonstances favorables par des acteurs autorisés ; il y a, comme le dit Bourdieu, des « conditions que l'on peut appeler liturgiques, c'est-à-dire l'ensemble des prescriptions qui régissent la forme de la manifestation publique d'autorité, l'étiquette des cérémonies, le code des gestes et l'ordonnance officielle des rites ne sont, on le voit, qu'un élément, le plus visible, d'un systèmes de conditions dont les plus importantes, les plus irremplaçables sont celles qui produisent la disposition à la reconnaissance comme méconnaissance et croyance, c'est-à-dire la délégation d'autorité qui confère son autorité au discours autorisé »9. La « parole légitime », reconnue comme telle, ne peut être proférée que dans une situation d'énonciation légitime (conditions du lieu et de la temporalité), dans des formes spécifiques (le discours officiel étant nécessairement ritualisé pour être admis comme valide : vocabulaire utilisé, tenue du locuteur...) et par une personne autorisée à tenir un tel discours, c'est-à-dire une personne socialement reconnue comme détentrice d'un mandat, d'une autorité, lui permettant de s'exprimer publiquement, d'être écoutée et éventuellement crue10 : il peut s'agir du chef politique, de l'expert, du savant... Pour prendre un cas concret, on peut penser aux catégories socioprofessionnelles, définies par les instituts de statistiques, qui bénéficient d'une autorité scientifique, autrement dit dont la parole est jugée valide par les membres du corps social ; ces catégories (cadre, ouvrier...) peuvent être par la suite réutilisées de manière plus ou moins adéquate dans la vie quotidienne par les individus. En revanche, la notion de « race », utilisée comme catégorie statistique aux États-Unis ou au Brésil, est strictement écartée de la langue administrative en France. Dès lors, si cette catégorie peut être utilisée au quotidien par les Américains pour se définir mutuellement (au point que « Caucasians » et « Hispanics » se considèrent comme appartenant à des « races » différentes), elle est évitée voire rejetée en France, car elle reste associée aux théories racialistes et aux persécutions racistes perpétrées par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mais ce ne sont pas seulement les jugements individuels qui sont orientés par les structures institutionnelles. Les qualités identifiées chez la personne par les agents extérieurs qui accomplissent la synthèse d'identification n'ont pas été constituées elles-mêmes par ce jugement. Certes, le jugement de reconnaissance fait émerger une représentation partagée de la personne visée ; mais cette reconnaissance s'effectue à partir d'un substrat déjà présent, d'un ensemble de caractères déjà structurés par les appartenances de l'individu. Ce qui est ainsi structuré socialement, avant de pouvoir être reconnues, ce sont les identités des agents. Les traits de la personne sont façonnées ainsi au cours d'un processus d'intégration sociale. L'individu participe en effet à différentes activités collectives, à caractère professionnel ou privé, laïques ou religieuses, reposant sur la poursuite d'intérêts ou la défense de valeurs. Que cette participation se soit imposée à lui (comme par exemple au sein de son cercle familial) ou qu'elle soit délibérée (s'il s'agit d'un cercle d'amis, d'une association...), le système de relations dans lequel l'individu s'immisce le contraint à adopter des conduites spécifiques qu'il assimile progressivement. Comme l'écrit Georg Simmel, « les groupes dont fait partie l'individu constituent en quelque sorte un système de coordonnées tel que chaque coordonnée nouvelle qui vient s'y ajouter le détermine de façon plus exacte et plus nette. L'appartenance à l'un d'entre eux laisse encore une marge d'action assez vaste à l'individualité ; mais plus ils sont nombreux, moins il a de chances que d'autres personnes présentent la même combinaison de groupes, que ces nombreux cercles se recoupent encore en un autre point »11 : en pénétrant dans un nouveau cercle social, l'individu contracte – de manière implicite ou explicite – de nouvelles obligations, admet de nouvelles normes, qui orientent sa conduite et sa pensée. L'identité sociale se structure ainsi progressivement par la ramification des liens entre l'individu et des groupes divers. Dans les sociétés complexes, dans lesquelles la division du travail est très poussée, c'est-à-dire dans lesquelles les activités sociales sont très diversifiées et spécialisées, il devient de plus en plus rare que deux personnes présentent strictement les mêmes engagements. Comme l'a bien montré Durkheim, l'accroissement des interdépendances ne s'oppose pas au développement de personnalités individuelles ; au contraire, la société organique favorise la diversification des profils. Au lieu d'avoir des individus qui adoptent mécaniquement des conduites similaires et semblent pour ainsi dire mus par une même conscience commune, ce sont des personnalités complexes qui émergent, non parce que chaque sujet se décréterait délibérément une personnalité à part, mais justement par la diversification indéfinie des cadres s'imposant à chacun. Dans le roman Les Thibault de Roger Martin du Gard, les deux frères Antoine et Jacques, tout deux élevés dans une famille bourgeoise et catholique par un père autoritaire, vont néanmoins accomplir des parcours individuels très contrastés, au point que leurs identités se démarqueront de plus en plus l'une de l'autre au cours de leur vie : déjà initialement caractérisés par des tempéraments différents, les deux frères vont s'éloigner de plus en plus l'un de l'autre au gré de leurs socialisations respectives, au point de présenter des profils opposés et ne plus parvenir à se comprendre. Tandis que l'aîné, en s'engageant dans la profession médicale et en cultivant ses relations traditionnelles, va s'insérer dans le conformisme bourgeois, son jeune frère va au contraire fréquenter les cercles socialistes, se forgeant une identité de contestataire, jusqu'à mener des actions pacifistes d'envergure afin de s'opposer au déclenchement de la Première Guerre mondiale, démarche inimaginable dans la perspective de son frère. La personnalité de l'individu s'enrichit ainsi à mesure qu'il s'engage dans de nouveaux rapports ; plus l'individu multiplie les engagements, plus son identité se trouve spécifiée, déterminée. Au fil de son intégration à différents groupes sociaux, depuis le cadre familial originaire, l'individu acquiert des manières d'agir, de parler, de se représenter la réalité. Il intériorise peu à peu les normes de comportements des groupes, en adopte les goûts, qui deviennent pour lui pour ainsi dire naturelles. Bourdieu appelle ces attitudes dispositionnelles spontanées des « habitus ». L'habitus est incorporé par l'individu au point de le définir : c'est en quelque sorte l'emprunte laissée dans sa personnalité par les groupes sociaux ou les institutions auxquelles il a appartenu ou a été soumis à un moment de son existence.

S'il paraît ainsi indubitable que l'identité sociale comporte des propriétés objectives, indépendantes de jugements de reconnaissance externes, résultant plutôt de la structuration de la personnalité individuelle par son conditionnement social, l'individu qui en est porteur apparaît toutefois complètement passif dans le processus de construction de sa personnalité, ce qui semble contradictoire avec les études empiriques en la matière. Le psychologue Jean Piaget a montré en ce sens que le développement mental chez l'enfant, conduisant à la formation de la conscience, reposait sur une interaction constante entre le sujet et son environnement. Certes, ce processus implique l'assimilation de données extérieures aux schèmes de compréhension et d'action, mais aussi une capacité réactive, ce que Piaget appelle l'accommodation : l'enfant est à même de modifier l'organisation interne de sa pensée pour résoudre des problèmes posés par son milieu12. On peut envisager la construction de l'identité sociale en continuité avec celle de l'identité psychologique : au cours de sa socialisation, le sujet intériorise des manières de penser et d'agir, mais il peut face à des situations inédites recomposer les schèmes acquis. Face à un horizon d'action indéterminé, certes en s'appuyant sur tout un héritage, une expérience passée qu'il transporte en permanence avec lui, l'individu peut se projeter dans l'avenir, en élaborant des stratégies qui lui sont propres et en se représentant lui-même au cours des différentes phases de son action. La notion même d'identité n'implique-t-elle pas en ce sens que l'individu soit capable de se ressaisir lui-même, d'appréhender les éléments composant sa personnalité comme un tout unifié ? N'est-il pas ainsi permis de parler d'une reconnaissance de soi par soi-même, comme condition de son intégrité psychologique ?

 

L'identité sociale ne se réduit pas à une représentation de l'individu élaborée par d'autres agents et qui lui demeure étrangère, ni au produit déterminé de systèmes normatifs auxquels il serait complètement soumis. Il participe activement à la formation de son identité sociale. En un sens, celle-ci demeurerait incomplète s'il ne se la réappropriait pas pour mieux l'affirmer et la rendre manifeste aux yeux de tous.

 

L'individu n'est pas dans une posture passive de réception d'une identité qui lui serait purement et simplement imposée de l'extérieur. S'il y a bien une intériorisation de la norme par l'individu, celle-ci ne s'accomplit pas automatiquement ; de même, il ne se soumet pas de manière mécanique à l'institution. Au contraire, les tendances profondes du moi semblent plutôt de nature antisociales, centrées sur les désirs intimes, menaçant d'opposer des résistances au processus de normalisation. Axel Honneth, s'appuyant sur les travaux du psychologue G.H. Mead, rappelle en ce sens que la socialisation, au cours de laquelle l'identité se constitue progressivement, est marquée par la tension entre le Moi et le Je, c'est-à-dire entre l'instance pré-consciente porteuse des revendications égocentriques, des pulsions profondes adressées spontanément en réponses aux injonctions externes et le sujet proprement dit, capable d'identifier la norme, de la comprendre et de l'assimiler13. Piaget montre d'ailleurs en ce sens que la personnalité concrète, c'est-à-dire les qualités qui définissent l'individu de manière spécifique dans son intériorité et non pas seulement ses traits génériques superficiels, émerge justement grâce à l'auto-discipline que s'impose le sujet en réponse aux attentes normatives adressées par les autres agents sociaux – en premier lieu ses propres parents. Le sujet doit d'abord apprendre à reconnaître les règles extérieures et à s'y soumettre avant de pouvoir se donner à lui-même ses propres règles, autrement dit pouvoir se doter de projets et les poursuivre14. Se soumettre à la norme n'est donc pas une simple affaire de conditionnement social : l'agent doit la reconnaître, c'est-à-dire à la fois la discerner et en admettre la validité pour lui. Par cette adhésion, l'agent manifeste en même temps un sentiment d'appartenance au groupe ou d'attachement à l'institution. Il se reconnaît dès lors comme membre de cette même collectivité : il prend pleinement conscience de la contribution des valeurs et des règles de cette dernière à la formation de son identité. Sans doute avait-il déjà l'intuition de son enracinement ; mais par son acte d'adhésion, l'individu effectue pour ainsi la reconnaissance, rendant ainsi objective, aussi bien pour lui-même que pour les autres, son appartenance.

La reconnaissance de l'identité ne se réduit pas à une reconnaissance par autrui ; l'individu doit se reconnaître lui-même, afin de se confirmer dans sa propre identité, qui sinon demeurerait pour lui sans cesse fuyante, évanescente. C'est en ce sens que G.W.F. Hegel, dans La Phénoménologie de l'Esprit, montre que dans le processus de formation de la conscience de soi, la saisie immédiate de soi par l'appréhension sensible demeure foncièrement inadéquate. Le sujet croit posséder la certitude lui-même parce qu'il se sent, mais cette connaissance reste néanmoins précaire et superficielle : en réalité, dans la certitude sensible, ce n'est pas le Je dans son essence profonde qui est affirmé, mais seulement l'objet extérieur perçu par les sens. Ce n'est que par l'intermédiaire de sa conscience de l'objet que le sujet se sait, sans pour autant se connaître réellement (le sujet a conscience d'avoir conscience de quelque chose et en ce sens, il sait qu'il est, mais il ne sait pas ce qu'il est). Pour accéder à la connaissance de soi, à la confirmation de soi-même dans sa propre identité, Hegel envisage un nécessaire mouvement d'extériorisation de la conscience puis de retour à soi : la conscience doit se projeter dans le monde et s'y concrétiser, se matérialiser, afin de pouvoir se prendre elle-même pour objet et se ressaisir. La reconnaissance consiste à rendre ainsi clair et distinct ce qui était encore à l'état d'ébauche. Ce détour par la subjectivité, par la conscience que l'individu a de sa propre identité, ne correspond pas à un subjectivisme, qui réduirait l'identité à l'être-pour-soi. Après avoir montré qu'une reconnaissance strictement externe de la personne demeurait superficielle, ne donnant lieu qu'à une identité appauvrie, il ne s'agit pas de sombrer dans l'écueil inverse. Une pure subjectivité serait d'ailleurs dépourvue d'identité, au sens d'une personnalité concrète, et serait réduite à un Moi abstrait, indéterminé, c'est-à-dire dépouillé de toute caractérisation spécifique. Pour se saisir lui-même, l'individu ne peut rester enfermer dans sa subjectivité. La reconnaissance de soi s'accomplit dans le domaine de l'intersubjectivité, dans des relations de reconnaissance mutuelle. Les autres agents avec lesquels l'individu interagit vont constituer le lieu d'objectivation de sa propre intériorité ; les contraintes de la vie sociale, de la coopération, l'obligent à se départir du sentiment initial qu'il avait de soi-même. Selon Honneth, le sujet apprend ainsi à se percevoir du point de vue d'un « autrui généralisé »15, ce n'est qu'ainsi qu'il peut prendre conscience des interdépendances aussi bien matérielles que symboliques qui le lient aux autres membres du monde social.

La reconnaissance mutuelle des membres du corps social s'accomplit dans différents types de relations intersubjectives. Dans le sillage de Hegel et de Honneth, on peut distinguer au moins trois modalités de la reconnaissance, s'effectuant au sein de de différentes sphères de relations sociales. Dans la sphère des relations primaires, dont la famille est le paradigme, mais qui peut être étendue aux relations amicales, la reconnaissance interpersonnelle prend la forme de l'amour. Celui-ci repose sur une réciprocité de sentiments d'attachement ; c'est une reconnaissance essentiellement affective, qui porte directement sur l'intériorité de l'individu, ses qualités personnelles qui en font un être à part. Il ne s'agit pas d'une identification sommaire, qui rattache la personne à des catégories, mais bien d'un jugement individualisant, saisissant l'individu dans sa particularité concrète. L'amour sublime de désir sexuel : la pulsion égocentrique, qui nie l'autre, est dépassée pour faire place à une relation d'égalité. Certes, c'est dans les relations intimes qu'est mise à nue la dépendance réciproque des agents sociaux et la vulnérabilité de l'être humain, en particulier celle de l'enfant vis-à-vis de ses parents. En même temps il s'agit bien de reconnaître l'autre, l'être aimé, dans son autonomie par rapport à soi ; dans la relation d'amour, chacun se sait dans l'autre, en même temps qu'il confirme son partenaire dans sa propre existence. Chacun en retire une confiance, indispensable à l'intégrité personnelle16. Selon Hegel, la relation d'amour est objectivée, rendue manifeste aussi bien aux yeux des amants qu'au reste de la société, d'abord par le contrat de mariage, puis surtout par l'enfant qui naît de cette relation. L'enfant constitue un objet externe à travers lequel l'union sentimentale se transforme en unité substantielle, définie par des droits et obligations réciproques entre les membres de la famille17. La seconde sphère de reconnaissance est la société civile, domaine dans lequel les individus poursuivent leurs intérêts particuliers et déploient leurs projets de vie, notamment socioprofessionnels. La reconnaissance de soi passe par le travail. Ce dernier n'est pas un simple moyen de satisfaction de besoins élémentaires. Il constitue une médiation entre le particulier et l'universel. Par le travail, les besoins et activités de l'individu se socialisent18. Dans la société civile, l'individu peut s'investir dans une activité spécifique, dans laquelle il pourra exercer ses talents propres et être par la suite reconnu et estimé par ses collaborateurs. Mais un emploi ne permettant pas cette manifestation de sa particularité peut donner lieu à des souffrances, dues au mépris de l'identité du travailleur. Comme le souligne Hermann Kocyba, si le mode d'organisation du travail tayloriste, dominant durant les Trente Glorieuses, pouvait être associé à la sécurité de l'emploi et à l'accès à un revenu régulier, il péchait toutefois par la faible reconnaissance symbolique à laquelle pouvait prétendre les travailleurs. Ces derniers n'étaient rétribués pour leurs efforts que par leur salaire ; ils se trouvaient à la fois coupés du fruit de leur travail et ne bénéficiaient pas d'une estime suffisante de la part de leur hiérarchie ou de la société en général, d'où les résistances et revendications qu'ils manifestèrent19. En France, celles-ci se cristallisèrent notamment en 1968, avec les grèves ouvrières, posant notamment des exigences en matière de représentativité salariale à la direction des entreprises. La reconnaissance par le travail est double : en menant à bien ses projets, l'individu accède à la reconnaissance de lui-même dans ses œuvres, tandis qu'il se trouve reconnu par les autres acteurs sociaux comme membre actif de la collectivité, contribuant à la richesse commune. Plusieurs études empiriques20 montrent que les individus considèrent que le travail joue un rôle déterminant dans leur bien-être, non seulement par le revenu qu'il procure, mais surtout par les relations qu'il permet de nouer et les possibilités ouvertes aux individus de s'accomplir à la tâche. En retour, la perte d'emploi est vécue comme l'un des plus lourds traumatismes que puisse expérimenter l'individu : le chômage apparaît comme une lésion grave de l'identité sociale, suscitant mal-être et perte de la reconnaissance par autrui. Enfin, la troisième sphère de reconnaissance identifiée par Hegel est l'État, qui reconnaît l'individu comme citoyen, auquel sont attribués des droits et imposés des devoirs : « l'individu qui est sujet par des devoirs, trouve leur accomplissement en tant que citoyen la protection de sa personne et de sa propriété, la considération de son bien particulier et la satisfaction de son essence substantielle, la conscience et la fierté d'être membre de ce tout »21. Dans le droit de l'État, l'individu se voit reconnu dans son caractère universel, en tant que personne humaine égale à toute autre. Mais c'est également l'appartenance de l'individu à une collectivité politique concrète qui est désormais attestée officiellement : il peut ainsi s'identifier à une communauté de destin, à une histoire partagée, concrétisées dans des solidarités effectives, et recevoir en retour la reconnaissance des autres membres qui l'admettent en leur sein. Lorsqu'un mouvement minoritaire combat les discriminations dont il fait l'objet, ce n'est pas simplement en vue de lutter contre des désavantages matériels, c'est également pour mettre fin à un déni de droits qui portent atteinte à l'identité des membres du groupes stigmatisé. De même, lorsqu'une catégorie sociale n'a plus de représentation politique précise, son existence objective se trouve en quelque sorte niée, elle devient pour ainsi dire invisible, ce qui peut se traduire par des sentiments de mépris et de désespoir de la part des membres de ces groupes : on peut penser aux cas des ouvriers français depuis la quasi-disparition du Parti communiste, qui représentent encore environ 15% de la population active, ou à celui des classes moyennes inférieures résidant dans les zones péri-urbaines. Ces trois niveaux de reconnaissance ne s'opposent pas, mais sont au contraire sont intriqués les uns dans les autres. Reconnaissance affective, estimation sociale et reconnaissance politico-juridique se complètent mutuellement pour structurer les différents aspects de l'identité sociale des individus. Ces derniers entretiennent donc entre eux des relations morales, dans lesquelles ils se confirment réciproquement dans leurs identités, permettant à chacun d'accéder à la certitude de soi.

 

La reconnaissance semble ainsi jouer un rôle moteur dans la formation de l'identité sociale. Certes, une reconnaissance purement externe, réduite à une identification sommaire, ne donnera qu'une perspective superficielle sur l'identité. Il s'agit moins en ce cas de reconnaître l'individu dans sa particularité que de lui assigner une certaine représentation, élaborée à partir d'un point de vue particulier. De même, la reconnaissance ne produit pas l'identité ex nihilo ; elle s'effectue à partir d'un tissu social déjà fortement structuré par des normes, des réseaux d'interdépendances, au sein desquels les acteurs sociaux s'insèrent. La reconnaissance est le processus par lequel ces mêmes agents parviennent à une conscience claire d'eux-mêmes, de la manière dont leur personnalité est structurée, ce dont ils avaient peut-être une intuition immédiate, mais qui exigeait d'être confirmée et approfondie. Elle n'est pas le fait d'individus centrés sur eux-mêmes ; la reconnaissance s'accomplit sur le plan de l'intersubjectivité : les sujets moraux apprennent à se connaître eux-mêmes dans le regard d'autrui, par un travail de confirmation réciproque de chacun dans son identité. Ces relations de reconnaissance réciproques s'objectivisent dans des formes sociales qui les pérennisent, des institutions extérieures aux individus mais bâties par les individus eux-mêmes, de manière à donner une assise solides aux identités individuelles et collectives.

Toutefois, dans la mesure où la reconnaissance est une attestation, une confirmation d'un fait déjà-là, on peut se demander si elle n'aurait pas une dimension conservatrice, si elle n'interdirait pas toute perspective de changement. L'acte de reconnaissance a pour ainsi dire valeur de légitimation de l'ordre établi : les identités sont prises, telles qu'elles sont en un temps et un lieu historiques donnés et déterminés. La reconnaissance constate et même redouble la réalité, sans apporter réellement d'éclairage critique sur la manière dont les identités ont été structurées. Un individu dominé, parce qu'il est placé sous le commandement arbitraire d'autrui, parce que sa situation économique le handicape et l'empêche de mener à bien ses projets, pourra certes trouver une forme de réhabilitation morale dans la reconnaissance. L'estime de soi que procure la reconnaissance peut constituer une ressource grâce à laquelle l'individu peut faire face à sa situation pénalisante et éventuellement renverser la valeur du stigmate pesant sur lui. Pour autant la reconnaissance ne modifie en rien l'ordre social et la hiérarchie ; elle pourrait n'être qu'un pis-aller, une atténuation de la violence symbolique octroyée à défaut d'une transformation des conditions matérielles d'existence, structurant les identités en-deça des jugements des acteurs.

 

Bibliographie :

 

  • Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Fayard, 2001

    _« Structures, habitus, pratiques », in Le sens pratique, Les éditions de Minuit,

    _ « Habitus, code et codification  » in Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 64, septembre 1986. pp. 40-44.

  • Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Gallimard, 1995

  • Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Les classiques des sciences sociales, 1894

  • Erving Goffman, Stigmates, Les éditions de Minuit, 1975

  • GWF Hegel, Principes de la philosophie du droit, Gallimard, 1940

    _Phénoménologie de l'Esprit, Flammarion, 2008

  • Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Les éditions du Cerf, 2002

  • Hermann Kocyba, « Reconnaissance, subjectivation, singularité », Travailler, 2007, 18 : 103-118

  • Christian Lazzeri et Alain Caillé, « La reconnaissance aujourd'hui » in Revue du MAUSS, 2004/1 (no 23), La Découverte

  • Lordon Frédéric, « Derrière l'idéologie de la légitimité, la puissance de la multitude : le Traité politique comme théorie générale des institutions »

    _« La légitimité des institutions : éléments pour une théorie générale des institutions »

    _« La puissance des institutions », Revue du MAUSS permanente, 8 avril 2010 [en ligne]

    _« L’empire des institutions (et leurs crises) », Revue de la régulation [En ligne], 7 | 1er semestre / Spring 2010, mis en ligne le 09 juin 2010

  • Jean Piaget, Six études de psychologie, Éditions Gonthier, 1964

  • Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990

  • Georg Simmel, Sociologie – études sur les formes de socialisation, Presses Universitaires de France, 1999

 

Notes

1Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Les classiques des sciences sociales, 1894, p. 26

2Loïc Wacquant, Les parias urbains : ghetto, banlieues, État, Paris, Ed. La Découverte, 2006

3Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Fayard, 2001, p. 202

4Max Weber, « Class, Status, Party »

5Erving Goffman, Stigmates, Les éditions de Minuit, 1975, p. 11

6Ibid. p. 46

7Frédéric Lordon, « Derrière l'idéologie de la légitimité, la puissance de la multitude : le Traité politique comme théorie générale des institutions »

8Opus cité, pp. 18-22

9Opus cité, p. 167

10« Le pouvoir des paroles n'est autre chose que le pouvoir délégué du porte-parole, et ses paroles sont tout au plus un témoignage et un témoignage parmi d'autres de la garantie de délégation dont il est investi. » ibid. p.161

11Georg Simmel, Sociologie – études sur les formes de socialisation, Presses Universitaires de France, 1999, p. 416

12Jean Piaget, « Le développement mental chez l'enfant », in Six études de psychologie, Éditions Gonthier, 1964, pp. 9-86

13Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Les éditions du Cerf, 2002, p. 99

14Jean Piaget, opus cité, pp. 80-81

15Opus cité, pp. 95-96

16cf. Axel Honneth, opus cité, pp. 50-51

17G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Gallimard, 1940, pp. 208-209

18Ibid. p. 229

19Hermann Kocyba, « Reconnaissance, subjectivation, singularité », Travailler, 2007, 18 : 103-118

20Christian Baudelot et Michel Gollac ont mené une importante enquête à la fin des années 1990 sur le lien entre bien-être et travail, ils donnent un aperçu de leurs résultats dans l'article suivant : « Faut-il travailler pour être heureux ? », INSEE Première, n°560, Décembre 1997 ; Dans un rapport récent, le think tank La Fabrique Spinoza délivre une synthèse des différentes études sur la question : « Le bien-être au travail : objectif en soi et vecteur de performance économique », 2e édition, Avril 2013

21G.W.F. Hegel, opus cité, p. 280

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